Il y a toutes ces choses pour lesquelles vraiment je ne suis pas douée,
genre nommer les oiseaux.
Mes buses sont des milans, mes corbeaux des corneilles, et la liste de mes certitudes ne fait que s’écrouler, plus j’avance.
Ce n’est pas grave, j’imagine que c’est comme ça.
Ça me contrarie beaucoup, j’aimerais ne jamais me tromper. Traverser la vie sans trop me décevoir. Ma fierté — si d’aventure il m’en restait, ce qui est très loin d’être une certitude — prend des coups, très régulièrement d’ailleurs, mais c’est comme ça. Je dis ma fierté, mais en fait, c’est plutôt aussi cette joie innocente de découvrir en permanence le monde, complètement enfantine, et d’essayer très maladroitement cette manière adulte de devoir décrire les choses parce qu’une buse est une buse, un milan un milan ect, et que sinon, ce serait vraiment bien le bordel.
On ne se comprendrait jamais, je sais.
Encore faut-il trouver un langage commun. Donc, une buse, une buse, un milan, un milan. Est-ce qu’on se comprend mieux comme ça, là non plus, je n’ai pas de certitude. En plus ils sont marrants, les oiseaux souvent, ils n’ont rien à voir si ce sont des mâles ou des femelles, des petits ou des grands. Je trouve qu’un poussin ne ressemble absolument pas à une poule, encore moins à un coq. Et là on ne parle que des oiseaux et c’est bien le bordel. Nous-même on se ressemble de moins en moins plus on évolue. J’aimerais mille vies de plus pour engloutir en toute quiétude tous ces savoirs sur l’évolution des choses. Et cent mille milliards d’autres pour ne rien savoir intellectuellement et rester émerveillée en toute quiétude. Et une pour relier toutes ces vies en toute sérénité ? Je rêve un peu trop des fois.
Mais bon, déjà, et souvent, même en étant extrêmement précis, je note pour ce que je vois de la balade dans mon existence, c’est pas rare qu’on passe complètement à côté de l’essence des choses, à vouloir les nommer comme ça. L’essence, l’essentiel. Cette chose invisible mais perceptible, intangible mais bien présente, volatile comme un parfum et très loin pourtant d’être éphémère. Je crois que je m’en fous un peu, dans le fond, de comment s’appelle tel ou tel oiseau, et pourtant ça me fascine et je trouve leurs noms poétiques — surtout en latin, quand il y a besoin de répéter pour être précis, genre milvus milvus pour le milan royal. Ce que j’aime c’est qu’ils me sifflent, je les trouve un peu gonflés mais ça me fait rigoler en vrai. Ils me sifflent même pas peut-être. En tout cas, après, ils viennent parader au-dessus de ma tête, d’autres viennent attendre en battant des ailes — genre les faucons qui ont cette manière magnifique de fendre l’air tout net — et fondre sur les campagnols, rats, vers de terre, serpents, j’en sais rien, ou tout autre mets au menu de leur journée.
C’est un spectacle magnifique. Bon après c’est mieux de mettre les bonnes étiquettes sur les bonnes choses pour communiquer. Et c’est un sacré boulot, une attention permanente et des fois, je me dis que ces étiquettes, c’est un peu loin de la magie du moment. C’est pour ça que je mets mille ans à écrire souvent. Y compris dans mon boulot. Je voudrais déjà savoir la magie et la manière juste de la dire. Bon on fait comment, du coup, à la lisière des mondes, entre émerveillement et partage juste ?
Bonne question… On apprend à regarder autrement, je suppose, on floute les frontières en permanence. On voit de plus loin et plus loin, tout ça en même temps, de manière extrêmement précise — c’est ce que je me suis dit quand je me suis offert le téléobjectif : Va falloir réapprendre à voir et à apprendre ma petite, là, ça n’a plus rien à voir. Ça ne loupe pas. On touche à l’intime derrière les mille et une armures des apparences. Et on s’offre l’intimité à distance. Mais on n’est plus à un paradoxe près, n’est-ce pas ?
Et on apprend que les armures ont autant cette force de vérité et de réalité que l’intime derrière. Moi qui croyait naïvement que ce qui comptait le plus, c’était l’essence des choses, et moins la manière dont elles se présentent à nous. Mais non. Les deux sont indispensables. C’est très distant et très intime. On touche à quelque chose de profond, mais toucher n’est pas le mot puisque précisément, on n’y touche pas. Mais on y est en plein dedans quand même. Et même si ça à l’air de dissoner royalement, de n’avoir aucun sens, c’est comme ça et il n’y a rien à faire. C’est beau aussi, cette nouvelle manière d’écouter. Ça demande d’être ouvert à l’humilité. J’aime bien je crois même si une part de moi fait vraiment la révolution à chaque fois que je me fais surprendre.
Je crois que je grandis, mes convictions grandissent et s’écroulent simultanément, c’est juste pas vraiment compréhensible et il n’y a pas vraiment de mots pour ça, ou s’il y en a, je ne trouve pas encore la manière de les accorder entre eux pour que la dissonance soit écoutable et perceptible. Heureusement qu’on a la liberté de la poésie, et un peu de temps pour composer. Et encore, le temps d’avoir le temps c’est bien mais des fois il y a aussi un temps pour tout. Pfou ! Dix mille vies je vous dis…
J’espère que vous m’en voulez pas trop pour mes oiseaux. Je peux vous le dire, maintenant, je m’en suis rendu compte toute seule avant qu’on me le fasse remarquer, que ce n’était pas les bons noms, j’ai eu un gros doute quelques jours après avoir publié. Mais je n’ai changé ni les photos ni les noms ni les textes. Ma buse serait plutôt un milan noir. J’avais regardé la forme de la queue, et la coudée des ailes, et les petites taches dessus, mais ce n’était pas ce qui était important de voir. Mais ça, je ne le savais pas encore. C’est des petites erreurs que je corrige là, tout de suite, ici. Parce qu’on ne peut jamais vraiment corriger le passé. Ça ne sert à rien et puis j’ai écrit sur les photo avec toute la sincérité dont j’étais capable, et ça, je sais pas comment le modifier et je crois que j’ai pas envie ou simplement que je ne peux pas. Voilà ma leçon, comme si je ne l’avais pas bien comprise : on a toujours besoin des autres pour apprendre, y compris à regarder plutôt là où c’est pertinent, et d’une autre manière que celle dont on est coutumier. Alors, merci.
Maintenant que je suis moins vexée, je rigole de moi. Le prochain coup je vous mets un vautour fauve. Ou un flamand rose. Ça, normalement, je crois que je me trompe pas trop. J’essayerai de moins me gourer en les nommant. Et si jamais encore je me trompe encore, tant pis. J’espère que vous percevrez de près ou de loin au moins la joie enfantine et la beauté de la rencontre. Et puis je me laisse le temps d’apprendre, pour les noms. En ce moment j’ai cent mille milliards de trucs divers et variés à engloutir à filtrer à digérer et à restituer, c’est intense et passionnant.
Du coup, là, pour me faire pardonner et aussi surtout pour me pardonner à moi-même mon ignorance et ma susceptibilité, je vous mets des nuages, là c’est sûr que ça engage moins dans la nomination ! Pourtant il y aurait de quoi ! Mais j’ai encore un peu de boulot en météorologie. Et je ne doute pas que j’aurai des occasions d’apprendre à dire poétiquement l’eau en suspension et en cascade.
En vrai c’est surtout pour partager cette formidable expérience de se faire engloutir dans un espace d’une blancheur incroyable, avec tous les autres sens en éveil. La présence souveraine de la montagne, le son de l’eau impassible aux obstacles qui sculpte les espaces physiques et sonores, plus ou moins fort. Ce faux silence qui fourmille de mille détails, infiniment petits et intensément immenses, ceux qu’on perçoit directement, ceux qu’on a déjà loupés parce qu’ils ne sont plus présents à notre regard mais dont la présence résonne toujours quelque part tout autour ; ceux aussi qui ne manqueront pas d’arriver, le bruit de battement d’ailes d’un oiseau — je crois bien que c’était un corbeau mais bon ! Je me méfie maintenant — que l’on ne voit pas encore mais qui émergera des nuages, d’un instant à l’autre, mais peut-être tout aussi bien qu’on ne le verra jamais arriver parce que se sortir de la ouate ça demande des efforts. Et vous allez voir que mon flamand a tout d’une autruche, quand je vous le montrerai…