Certaines histoires brûlent d’être racontées et ne cessent de s’évaporer.
Ce n’est pas qu’elles n’existent pas. Ce n’est pas qu’elles n’ont pas envie d’être écrites, je crois, je crois qu’elles ne demandent qu’à être immortalisées comme ça, en mots. Elles tournent comme ça, morceaux par morceaux, sans fil vraiment cohérent dans la temporalité ; en ça elles ne cessent jamais d’être vaporeuses et de m’échapper.
Je lis Murakami, je bois de la soupe miso en même temps, luxe du temps qui s’étire. Personne à satisfaire dit Ariane du Yoga sur Youtube. Per-so-nne-à-sa-tis-fai-re. Luxe de l’illusion du temps sans emprise.
Je songe à tous les poèmes qui me sont venus hier soir, alors que je marchais jusque tard dans la nuit. Ça faisait quelque chose comme
L’ondée tiède vient ourler le jour
Le parfum velouté des fleurs de pêcher embaume
Le bleu tombé du ciel
Et j’ai fait des photos pour aller avec ce haïku. J’ai aimé les faire, profondément. Je crois qu’elles sont réussies. Quand je me suis enfin résolue à opter pour le chemin du retour je n’y voyais vraiment plus rien. Et c’était très bien.
Je crois qu’il y a un temps où l’insaisissable demande à être représenté, je veux dire, incarné. Je crois que pour ça je me sens proche de Murakami. C’est un génie pour ça.
Parce qu’un jour, une ondée tiède vient border le crépuscule, elle ne dure pas, elle n’existe sans doute que pour moi à ce moment-là ; il faut dire que l’heure quand les fines gouttes tombaient sur le parfum des pétales — ou alors le parfum montait des gouttes ? J’y suis restée un moment à tourner le truc dans tous les sens en même temps que je tournais autour de l’arbre, je n’ai pas tranché — était sans doute à rester chez soi. J’ai écrit sur mes lèvres d’un coup des mots que je trouvais poétiques, juste ce qu’il faut d’étrange mis comme ça les uns à côté des autres. J’ai prié pour m’en rappeler. Je les ai écrit à voix haute quelque part dans ma tête et ils sont là, intacts, ouf.
De toute façon, c’était interdit de sortir. Je ne peux pas dire que j’ai allègrement transgressé les interdits, j’étais honnêtement tout sauf allègre hier soir quand je suis sortie. Gous était déjà parti vadrouiller de son côté et c’était ma première balade seule depuis un très long moment.
J’aime beaucoup ce nouveau silence des temps confinés. J’aime ces marches lentes dans les bois, entendre craquer les troncs et surtout, fouler le sol comme si j’étais floue, comme si je voulais me fondre dans ce silence. Je fais ça depuis toujours, et d’ailleurs, j’avais lu un truc qui s’appelait Le clan des Otori ou quelque chose comme ça, dans l’idée, et dans ces livres les samouraïs devaient apprendre ça, c’était la spécialité de leur clan. Sur le coup j’ai été très heureuse d’apprendre que ce que je faisais depuis petite était un apprentissage samouraï. C’est assez facile mais ça demande beaucoup de concentration. Placer délicatement le talon bien au contact de la botte — je marche en bottes à cause des tiques dans les champs — déployer pleinement le pied jusqu’aux orteils, tout au bout, et appuyer les tibias pour qu’il n’y ait pas ce petit claquement du haut du caoutchouc sur les jambes. Bien sûr, si on foule les feuilles d’automne et qu’il n’a pas plu, ça froisse un peu l’air.
Ça froisse l’air.
Murakami dit qu’il se souvient très distinctement de la sensation de quelque chose d’aérien qui {lui} était tombé dans les mains.
Je savoure ces mots. Je connais très bien cette sensation, et ce souvenir avec ; et de lire ça tout à l’heure m’a fait la même joie que de partager avec des héros fictifs chinois d’il y a très longtemps la sensation qu’est ce truc de marcher en étant floue.
Quelque chose d’aérien vous tombe dans les mains, et ne croyez pas que ça n’a pas de poids. Simplement, ça n’a pas de forme. Ça n’a pas vraiment d’odeur.
Je crois qu’une fois arrivé à ce point, on se demande un long moment si ce quelque chose est bien réel : vous pouvez pas le voir, vous ne pouvez pas le définir, et d’ailleurs, c’est complexe à expliquer, puisque vos sens usuels ne vous sont plus trop utiles. Vous ne le possédez pas parce qu’il est aérien et qu’il ne cessera donc jamais de se confondre avec tout le reste, tout ce qui vous entoure ; vous ne pouvez pas le sentir, vous ne pouvez pas authentiquement le décrire.
C’est extrêmement réel, rationnel, et tout autant extrêmement insaisissable. Très flou et très présent
Vous savez que vous ne pouvez pas vous tromper parce qu’il n’y a pas de possibilité d’erreur sur ce ressenti-là. C’est très nouveau. On ne se trompe pas, sur l’inconnu.
Juste quelque chose en vous est là, et un beau jour, ça vous enveloppe ou ça vous tombe entre les mains et je ne suis pas sûre que ça vous quitte. Peut-être que ça éclot ?
J’aime ce mot, aérien. Il est juste ce qu’il faut d’ésotérique et juste ce qu’il faut de scientifique. Ça ressemble à ton prénom.
Quand les histoires brûlent d’être écrites, c’est un peu comme si elles voulaient une certaine apparence, une certaine prestance peut-être ? un peu comme si elles hésitaient devant un dressing plein à craquer pour savoir quel style elles voudraient avoir, de quelle manière on pourrait les voir, est ce qu’on trouverait que ça leur va bien, ou que ça surprend ? Ou les deux, de manière plus ou moins délicate et habile ?
Ça leur prend mille ans pour se décider, et honnêtement ce n’est pas facile d’être la personne qui accompagne l’histoire et qui la voit hésiter choisir changer recommencer, préférer une jupe courte à une salopette, un pull douillet ou un tee-shirt habillé. Ou une tenue de sport ? Mais après tout, c’est l’histoire qui décide, toujours. Nous, on se balade alors que c’est interdit et on trouve des mots pour mettre à disposition et c’est tout mais c’est souvent pas assez.
Ne parlons même pas des titres.
En attendant de trouver le style adéquat, on est là à tourner en rond. À commencer des histoires qui ne finissent jamais. À adopter mille formes pour satisfaire le caprice de cette chose aérienne qui vous tombe dessus — ou dans les mains. Il a de la chance, Murakami, que ça lui soit tombé dans les mains. C’est que ça devait se passer comme ça pour lui. Une chatte noire aux yeux verts traverse le jardin. Elle a le ventre qui tombe. Je pense que c’est elle qui m’a déposé un cadavre de rat pré-digéré devant la porte pour mon anniversaire. Peut-être me laissera-t-elle un chaton le moment venu ?
Je l’envie un peu, Murakami. J’envie son talent depuis que j’ai acheté L’éléphant s’évapore à la libraire de ma ville d’enfance, j’étais minus et je devais avoir lu l’ensemble des livres du CDI. Je crois que mon histoire qui refuse de s’écrire pour le moment aimerait un peu de son style. Quelque chose de tendre et tranchant, quelque chose de parfumé comme Baudelaire, quelque chose de libre comme Perec ou Appolinaire, et puis Prévert, la musique de Brahms et de Rachmaninov, quelque chose de léger de Mozart pourquoi pas, la justesse brute et délicate de l’art rupestre la peinture de Picasso quand il était jeune et de Dali quand il était mégalomane, les estampes à l’encre de chine de tant d’inconnus qui ont tant aimé la nature. Les mondes de Philipp Pullman. Je voudrais tout ça pour mon histoire, c’est un peu tout ça mon histoire, ma mosaïques d’histoires qui défient les fils temporels, mais bon, elle hésite encore.
Je voulais aussi continuer à écrire dans mon carnet Moleskine, mais les mois de vie en van ont invité quelques moisissures à savourer elles aussi le velouté des pages. Je ne peux pas leur en vouloir. Bon, et puis aussi, je dois écrire une thèse. L’un de mes directeurs a dit On aime bien les styles en ruptures et continuités. J’alterne entre les deux. A-t-on le choix, à ce stade ?
Ruptures et continuités. C’est très contemporain, ça, comme style. Peut-être que c’est le titre, en partie. J’en sais rien. Quand il a dit ça, ça m’a fait tilt pour les mots d’aujourd’hui — merci, au passage.
Il y a tellement de belles rencontres qui meurent d’envie d’être racontées. Des histoires de petites filles qui vous lancent un regard si bleu si pur, et qui vous demandent si vous aussi, vous savez parler aux animaux. Des chats qui traversent le jardin et des couples de merles qui s’engueulent parce que clairement, Madame n’est pas d’accord sur la localisation du nid. Monsieur se pliera donc en quatre pour satisfaire Madame, et même il lui cueille des vers de terre bien gras. Et puis, toi, et mon froissement d’air.
Par où commencer à continuer ?
Il y a bien longtemps que je sais que je ne décide plus rien. Alors, on verra.