Mon pays des merveilles
Plus j’y pense, plus je sais que c’est là. C’est là que d’une certaine manière, ça a pris forme, ma vision de la photo. Parce qu’il y avait l’espace, beaucoup d’espace ; le temps, beaucoup de temps, et la beauté sauvage, le type qui ne cesse de nous émerveiller, encore aujourd’hui.
Les Grands Causses, les terres hostiles et si belles. Les rougiers, les nuages qui filtrent les couleurs. Tout était beau, tout était nouveau, c’était mon pays des merveilles. L’ivresse, la solitude, la liberté. La souffrance physique, les traversées du désert, les questions sans réponses et toutes ces choses qui nous torturent quand on est ado. L’échappée impossible vers le large, l’espoir avant la noyade, avec tous ces poids dans le cœur.
Certaines rencontres, certaines discussions, assise sur un vieil arbre, là-bas, ont changé ma vie. Je crois qu’assise au milieu de cet univers, j’ai choisi. J’ai choisi de prendre mon temps, de choisir d’autres chemins, je me suis juré de ne plus oublier de respirer. J’ai su que je quittais un monde pour entrer dans un autre, j’ai su qu’il n’y aurait pas de marche arrière.
C’est là que j’ai fait connaissance avec la vraie vie. La misère humaine la débrouillardise les parcours torturés les histoires sinueuses et au bout la Vie. J’avais à peine 18 ans, il était grand temps.
Jamais je n’oublierai les journées entières en plein air, à ne rien faire d’autre que marcher, siester, lire, logiquement attraper des coups de soleil, chantonner. Avoir le luxe du temps uniquement pour s’émerveiller et ne penser à rien. Rien à prévoir, rien à réfléchir, rien à ruminer, rien, rien, rien. À part m*rde une colonie de chenilles processionnaires m’est passée dessus pendant la sieste (true story – ça fait mal) Et ça pendant des jours entiers, les uns après les autres, luxueuse routine.
Tout me plaisait : les stalactites l’hiver, les herbes qui piquent les mollets l’été, les fleurs du printemps, le chatoiement des rouges du rougier l’automne, j’aimais même l’odeur âcre des bergeries caussenardes, pourtant irrespirable pour les non initiés.
Ce soir-là de mai, promenade. D’un coup, une vive lumière, le ciel pourpre, puis rose, le château s’embrase et nous avons tout juste le temps de rentrer avant que l’orage ne déchire le ciel. Cette photo, je l’ai faite au milieu d’une course pour rentrer se mettre à l’abri, il y avait tellement d’électricité dans l’air. C’était angoissant, c’était splendide.
Après quelques années et quelques milliers de photos (je suis en période de tri, argh), je n’en reviens toujours pas que mon capteur ait gardé ce rose, ce violet, et le rougeoiement du château, ça n’a duré qu’un instant.
À force d’être gavés de filtres et d’images trop retouchées, on ne sait plus trop si l’eau est vraiment turquoise (des fois oui), les ciels parme (c’est pas tous les soirs) et les tournesols jaune fluo (en ce moment ils sont noirs et pas sexys du tout). Ce qui est certain, c’est que c’est sans doute l’unique photo violette de ma photothèque, et que ce moment unique aujourd’hui encore me régale les yeux. Je ne retouche pas les lumières des photos, parce que ça donne des moments uniques dont on se souvient, même des années après.
Ma philosophie, c’est que les choses sont ce qu’elles sont, et je vois mes photos comme un moment de réalité, dans ce que ça implique de banalité et de défauts.
Par ailleurs, j’admire les gens qui ont la capacité de transformer la réalité pour en faire leur monde, comme par exemple cette très jeune artiste portugaise très douée que j’aime beaucoup – Luisa Azevedo. En ce qui me concerne, je préfère passer du temps dehors.
Ce que j’ai du mal à cautionner, c’est les images absurdes parce qu’elles ne sont pas assez tranchées : je veux dire, vraiment trop éloignées de la réalité mais construites pour faire réel et vendre du réel (avec de l’entraînement, on le voit!) – je trouve dommage qu’on ait besoin de maquiller des choses déjà belles en soi, surtout pour les vendre. À mettre des images « banales », normales et sans filtre quel risque on prend ? Que les gens trouvent ça plus beau en vrai ? Qu’ils soient déçus ? Qu’ils comprennent que des moments comme ça sont rares, et que c’est précisément ce qui fait leur beauté ?
Et s’ils ne veulent pas venir, consommer, acheter, tant pis pour eux, non ?
> infos :FUJIFILM FinePix S2950