Bon j’avais dit je vous raconterai les corbeaux, je ne pensais pas que ce serait tout de suite là maintenant, mais bon c’est comme ça.
C’était une de mes premières sorties autour de mon nid avec le téléobjectif, ça fout un peu la pression quand même ce gros truc bien cher un peu lourd pour mes petits bras et d’ailleurs les gens que je croise depuis me disent Ah Vous Êtes Photographe. Ça m’agace, ça m’a-ga-ce, je souris quand même et en même temps je dis Oui. Et je me dis Comme s’il fallait du gros matos pour être Photographe.
Les apparences vraiment c’est épuisant.
En vrai les corbeaux ça fout un peu les jetons. À Cescau ils sont regroupés en famille, posés parmi les vaches ou alors en grappe dans les arbres, et c’est un tout petit peu plus difficile de s’émerveiller au crépuscule devant une envolée familiale corbassière (j’invente le mot ?) que devant un ballet d’ailes de flamands roses au coucher du soleil. Ils se mettent comme ça à croasser ou corbasser, quelque chose entre les deux vous voyez c’est particulier dans le sens étrange et très caractéristique, on peut pas se tromper. Le bruit de leurs ailes dans l’air n’est pas précisément rassurant c’est une puissance assez lourde, ça déménage et surtout, ils ne vous regardent pas en vol, du coup vous pas trop non plus, enfin moi non, ils préfèrent se poser et vous dévisager longuement, un ou tous en même temps, ils ne vont pas vous lâcher du regard, c’est un peu plus dérangeant qu’un regard humain qui attend une réponse, ça met un peu vraiment mal à l’aise tout ce noir plumage bec yeux pattes, ça emporte un peu en-dehors de soi, un peu très-trop loin de notre confort je ne pourrais pas vous expliquer ça autrement. D’ailleurs je crois bien que ce mot n’est qu’une enveloppe vide de sens. Dans ce truc du signifiant-signifié, un mot un concept, j’aimerais savoir qui a eu l’idée du mot Confort, qui n’a pas de concept ou alors un sens tellement volatil qu’on se demande ce qu’il peut bien servir à baliser.
J’ai déjà eu rendez-vous avec un corbeau, ou alors lui avait rendez-vous avec moi, aucune idée ; c’était il y a longtemps il est venu me bousculer il y a quelques années en venant me voir tous les jours, il toquait à ma fenêtre et il attendait que je le regarde, il y allait pas de main morte sur le carreau et comme c’était toujours quand j’étais seule au bureau j’ai déduit avec toute ma rationalité et ma logique scientifique disponible de l’époque qu’on avait rendez-vous, et c’était perturbant.
En tout cas ce truc d’être emportée quelque part en-dehors de soi ça ne m’a jamais vraiment quittée et je le retrouve à chaque fois qu’on se croise les corbeaux et moi. Ça demande du travail et du temps pour s’habituer et apprivoiser cette sensation, vu qu’on n’y échappe pas, on a beau faire ce qu’on veut, et que ça finit par revenir, magie de la vie.
Et en même temps voilà. Je trouve que cette image est absolument douce, c’est une de celles que j’aime le plus de ces derniers temps. Les corbeaux gardiens de l’orée, c’est ce qui m’est tout de suite venu quand j’ai fait la photo et quand je l’ai regardée longuement après.
Et là ce corbeau ne me fait pas peur. L’orée c’est les mystères, l’inconnu, le n.ième saut dans le vide, le corbeau son gardien le plus fiable, c’est pas pour rien qu’ils sont très intelligents, aucun autre oiseau n’aurait pu avoir ce rôle c’est évident. Bon pareil, si le type qui a défini le mot intelligence veut bien m’aider à comprendre comment il emprisonne du sens dans Intelligence, c’est quand il veut. C’est ce qu’on ne sait pas qu’on traverse, parce que dans le fond, qu’est-ce qu’on cherche à vivre part passer d’une orée à une autre ?
Et puis les corbeaux, parce qu’ils sont noirs, leurs plumes savent aussi luire dans la lumière et parfois elles ont ce reflet bleu intense magnifique sorti du fond des ténèbres. Et puis, sans corbeaux, comment se rappeler de s’extasier sur les flamands ?