C’est un de ces matins qui ont un goût un peu étrange,
différent, sans qu’on sache vraiment pourquoi. C’est un matin qui te dit, lève-toi et souris, même si tu ne sais plus trop qui tu es – encore moins aujourd’hui- où tu veux aller -encore moins qu’hier- vers quoi tu rêves s’il te reste des rêves. Lève-toi, tu as encore tout à voir le jour t’attend ; dès que tu as ouvert les yeux sur le soleil qui luit déjà depuis un petit moment dehors, qu’autour du van il faisait calme tu savais.
Le café effluve son odeur et tourbillonne ses volutes tranquillement, ça ronronne de plus en plus fort je coupe le gaz et je remplis ma tasse. Gous est déjà affairé à baliser les environs, je choisis de goûter autant mon petit déjeuner que la chaleur des premiers rayons.
Il fait encore un peu humide de rosée, c’est beau. J’ai les pensées qui s’entrechoquent assez violemment dès le réveil, ça le fait quand je dors vraiment. Je songe en tenant ma tasse chaude entre les mains que si ça s’entrechoque, c’est aussi parce que j’ai bien dormi, je me sens quand même reposée malgré l’éruption volcanique dans ma tête. C’est bien, ça avance.
Je fais un peu de rangement, c’est comme ça la vie en van, chaque chose à sa place, et le mieux c’est quand même de toujours ranger, même quand il n’y a apparemment pas trop de désordre.
Michel arrive, pas décidé dans la rosée, je le vois arriver et je sais que c’est lui, mon rendez-vous du jour.
Bonjour, il sourit à voix haute, et quand il fait ça son tatouage de coeur style un peu camionneur sur la joue gauche se plisse de joie.
Bonjour, du café ça vous ferait plaisir ?
Oh oui, il me dit.
Il s’approche et je lui sors une chaise. Il s’appelle Gous je dis, quand Gous vient fourrer son nez entre les plis de sa longue robe noire. Oh il est vraiment gentil il dit. Oui, je fais. Tu viens de loin ?
Il a l’air de marcher depuis une autre galaxie, ça me rassure, je me sens moins seule. Il porte fièrement sa différence sur lui, je l’envie un peu.
Il porte une robe, donc, presque une robe de princesse, un petit veston en jean ajusté, son anorak est accroché à sa ceinture et son sac est tout rafistolé de partout. Ses bouteilles d’eau qui pendouillent à l’arrière sont déjà presque vides et il n’est pas 9h. Il a des perles et des fleurs dans les cheveux, et un bandana noué façon pirate.
Je te remets de l’eau tu veux ? Tu as petit déjeuné ? Des pêches ça te dit ?
Oui, oh oui merci il dit.
Alors, Michel, il dit. Et toi ?
Alice.
Ah, Alice. C’est beau, ce prénom.
Tu marches depuis longtemps ? je dis Oh, ça fait quelques années. Là je vais rejoindre un gîte d’étape du Chemin de Compostelle que je vais garder quelques mois pour accueillir les pèlerins. Et toi ?
J’ai dormi là, je dis. Je ne sais pas quoi dire d’autre.
Tu fais quoi dans la vie, à part accueillir les pèlerins ?
Je suis Amourologue il me fait. Regarde – il me montre le coeur tatoué plissé par son sourire satisfait.
Je souris, c’est quoi Amourologue ?
J’enseigne l’Amour, il articule comme ça, Amour, tu vois, celui avec un A majuscule il me dit. Je sais pas je trouve que les gens ne savent plus trop ce qu’est l’Amour. Tu sais, je n’ai pas grandi dans une famille facile. Ils étaient même complètement timbrés. Ma mère s’est suicidée devant moi quand j’avais 8 ans. Je crois que j’ai mis des années à l’accepter. Elle était assise sur une chaise, complètement abattue bon elle était bien dépressive, mon père aussi d’ailleurs – je l’ai jamais connu mais bon à ce qu’il paraît c’était comme ça aussi – et elle s’est tiré une balle pile au moment où je rentrais de l’école. Il y avait sa tête comme un pamplemousse éclaboussé sur le mur.
Il me dit ça et j’ai un goût de vomi et de sang dans la bouche. Vision d’horreur. J’ai la tête qui tourne.
J’ai passé des années enfermé à l’hôpital psychiatrique. J’ai passé ma vie sous médocs, je suis devenu fou après ça. Ils m’ont dit que j’étais schizophrène et ils m’ont bouclé. J’ai passé des années sous médocs. Il est mignon ton chien. Ça se voit qu’il t’aime beaucoup.
Et puis là tu vois ça va mieux. J’ai fait des boulots d’insertion par-ci par-là, je suis de Grenoble à la base.
J’ai travaillé dans des refuges. Et puis je me suis mis à marcher.
Mon psychiatre dit que c’est bien, que ça m’aide. Tu vois, aujourd’hui je n’en prends plus des médocs. Je marche et je parle aux gens, je leur parle de l’Amour. C’est pas Dieu ni rien qui m’a sauvé, moi, c’est de me dire, Merde Michel, t’as plus qu’à aimer les autres, il te reste plus rien là, tu n’es plus rien sinon. J’ai compris ça. Putain. Je partage, les gens sont vraiment trop gentils avec moi. Hier je suis allé taper au café du coin voir si je pouvais dormir par là, par terre ou quoi. Ils sont venus me dire qu’il y avait une chambre dispo chez la cousine du maire. J’ai été vachement chouchouté. Elle est super bonne ta pêche.
Tu vois là, il sort un petit carnet du fond de l’une des poches de sa robe, c’est un mot de mon psychiatre. Il a écrit, Michel, Amourologue, comme ça c’est vraiment mon métier, tu vois, puisque lui il l’a écrit. Il m’encourage à continuer mon chemin. C’est grâce à lui si je suis là à te parler. J’ai plus de 50 piges et j’en ai passé au moins 35 en taule de fous.
Je voudrais bien que tu me mettes un petit mot, toi aussi, si ça te va.
Tu fais quoi toi dans la vie ?
Je vagabonde je lui dis. J’ai besoin d’air.
Ah toi aussi tu cherches l’Amour ? Attends je peux te prendre dans mes bras ? Tu es tellement rayonnante je suis heureux de t’avoir connue, Alice. Tu m’écris un mot ?
Tu as de quoi manger pour ce midi ?
Non mais je vais trouver.
Bon prends mes fruits j’en achèterai d’autres. Tu veux des amandes ? Je ne sais pas quoi t’écrire, je te dessine Gous ok ? Ce sera un porte-bonheur, c’est mon porte-bonheur un peu tu sais. Ça me fait plaisir de le partager avec toi.
D’accord. Je te reprends du café d’accord.
Je m’assieds à côté de Gous qui pose fièrement. Je croque son attitude délassée au soleil.
Je lui tends son carnet, il a fini entre temps de re-désorganiser un peu plus son sac, de sorte à ce qu’au moins il ferme, un peu.
Il est debout et il me regarde, il me dit. Ah, tu as illuminé ma journée, merci, tellement.
Je suis heureux aujourd’hui grâce à toi tu vois. Je suis tout ému. Allez je t’embrasse.
Il reprend son pas décidé et je souris les larmes en bordure de regard quand il part. Il rayonne l’Amour et moi je pleure l’Amour. Au fond de moi je suis tellement brisée, depuis je ne sais plus combien de temps au juste. Mais aujourd’hui, un Amourologue m’a dit que j’avais illuminé sa journée, alors, c’est qu’il est temps de recommencer à vivre.
Et à Aimer.