Dans la rame de métro la nuit, je rentre noyée de chagrin et d’humiliation et sans pleurs pourtant. Ton odeur est montée avant ton corps.
Les mines de dégoût, les gens qui se déplacent l’air dégoûté écrasés du peu d’humanité qu’il leur reste, ce soir.
Je te regarde, tu me regardes, tu viens asseoir cette peine plus immense que l’immensité à côté de la mienne. Tes habits sales touchent mes fringues de soirée de Noël pathétique. Il y a de la morve ou alors les restes d’un repas un peu flou dans ta barbe. Les gens m’interrogent en silence et m’oppressent du regard Est-ce qu’elle va finir par se bouger la petite Il pue l’alcool ce pauvre type Si ça se trouve il va l’agresser.
Je me sens bien à côté de toi dans ce wagon presque vide qui avance vers la fin d’une soirée, de celles qu’on oublierait volontiers parce qu’elles nous emmènent tout droit à toute vitesse dans une suite de nuits pleines de chagrin.
Tu me touches le bras et je te souris, on se regardait depuis quelques stations dans la vitre teintée en face de nos sièges.
Tu veux ma bière ? tu me dis. Je n’ai que ça à t’offrir. Je dis rien alors tu mets dans ma main une canette de 8.6 chaude de toute la chaleur que tu as pu trouver, je la regarde je n’aime pas trop la bière à vrai dire à ce moment-là, puis dessus il y a des trucs un peu louches, mais tu me la donnes et tu souris.
Tu sais ça fait deux ans demain jour pour jour que ma femme et ma fille sont mortes dans un accident de voiture. Il y a beaucoup de fatigue et de calme dans ta voix. Je vais les rejoindre tu dis juste et tes yeux sourient.
Il y a une petite peluche lapin dans ta poche, je l’ai vue quand tu m’as offert la bière, une de celles qu’on peut accrocher à des clefs avec un mousqueton en plastique. Regarde, c’est à ma petite fille, à mon petit ange. Je les aimais tellement et ta voix pleure sans larmes.
Je te regarde il n’y a rien à dire alors je ne peux que te sourire, je te souris parce que je t’entends et parce que tu as l’air d’enfin te libérer de tout ce poids. Plus tard peut-être je vais pleurer quand je serai couchée peut-être. Je vais rentrer et mon père va me trouver à la sortie du garage il va me regarder rentrer et il ne dira rien parce que je suis tellement bouleversée et qu’il n’y a rien à dire non plus ; juste il me prendra la canette chaude des mains et il ira la mettre à la cave sans comprendre quand je lui dirai que c’est un cadeau. Le lendemain il la jettera à la poubelle.
Je vais les rejoindre Je vais à la gare et on verra bien ; depuis ce jour je n’ai plus de maison et je n’en veux plus je crois, Toi tu es triste mais toi, il me dit, tu es une princesse avec un sourire d’ange N’en doute pas Merci pour ton sourire. Tu sais tu dois me laisser partir tu sais. Repars à ta vie princesse.
J’ai essayé encore de sourire. Je n’avais plus rien je n’avais plus rien que ça à offrir pour ces mots et cette profonde tendresse. Je crois que mon sourire était un peu nul, celui-là.
Va t’en il me dit C’est ta station Sors alors comme une automate je suis descendue du métro j’ai juste dit Merci pour la bière, Merci, j’ai souri un peu mais j’allais pleurer si fort j’allais exploser si fort alors je suis vite allée prendre en apnée l’ascenseur qui pue la pisse et l’âcre j’avais la tête qui tournait.
Le surlendemain dans le journal très sèchement, Un suicide sur le pont de la gare Lille Flandres. Un SDF, probablement alcoolisé, s’est électrocuté en voulant sauter sur les rails.
Je sais que tu les as retrouvées.
J’allais écrire que certains sourires comptent plus que d’autres mais c’est faux. Tous les sourires comptent parce qu’on ne peut pas savoir ce qu’ils peuvent éclairer.
Je souhaite te dire que je ne t’oublie pas. Et te remercier d’avoir fait de moi ce soir là ta princesse au sourire d’ange parce que moi aussi, ce soir-là, tu m’as libérée.