Moi aussi j’ai rencontré Dieuzaide*.
13 janvier 2018
C’était il y a plus de deux ans, et je m’en rappelle très bien.
C’était au fond d’une vallée pyrénéenne, à l’automne, les journées étaient encore douces mais les nuits déjà gelées.
À l’époque je rêvais encore de faire des collectages par monts et vallées, d’en vivre, de me trouver une petite place aux confins ce monde absurde et de transmettre les histoires de ceux qui ont vécu, et qui savent discrètement.
Les rencontres étaient toujours belles, à chaque fois. Comme des petits cailloux qui semblaient baliser le bon chemin.
Aujourd’hui je pense à Maggie, rencontrée là-bas, à qui j’ai écrit une lettre, et qui m’a répondu — c’est une joie profonde et sincère de recevoir quelque chose écrit à la main, de lire son nom avec des lettres formées avec application.
Je pense à Denise, chez qui j’ai fait la vaisselle, cherché du sucre dans les placards et à quel point toutes les choses étaient évidemment à leur place — comme si j’avais toujours habité là, au creux de la montagne. Elle avait commencé par dire « Mais vous le comprenez, le patois, parce que moi, je veux bien parler mais je vais pas parler toute seule hein ». « Tiò » je lui dis. « Bon que va ». Et puis « mais je l’ai tout oublié » , comme la boîte de gâteaux derrière le sucre, peut-être. « Hein, qu’è atau, que vòs, on ne le parle plus comme autrefois ». Qu’avèm charrat, coma amigas sus era plaça deth vilatge, c’était un beau moment.
Et puis c’est l’heure, il faut partir, le temps presse et je ne le suis pas, comme d’habitude, mais vouloir que les minutes s’allongent ne suffit pas, elles n’obéissent à personne. J’ai demandé à Denise Se pòi hèr ua petita fotò abans de partir ? Atau que’m harà un sovenir. « Ah mais de qui de moi ? » elle dit. « Non, n’ac vòi pas, je ne suis pas belle. Mais vous aimez la photo, ça se voit. Espèra, abans de passar ‘ra pòrta, que’t vòu balhar quauquarren ». Elle monte, s’affaire, on m’attend dehors, ça piétine dans l’air frais de la montagne en fin de journée l’hiver.
Dans mes mains elle pose Des travaux et des saisons en Lavedan et Pays Toy, elle dit :
Que i èra aqueth tipe, un photographe, qui est venu quand j’étais jeune, par le pays ici. Il a même pris Maman en photo, là, dans la rue (elle me montre), elle allait à la fontaine — on n’avait pas encore l’eau courante au robinet. Il paraît qu’il est connu, en tout cas, à moi, m’an balhat un libe de fotòs ».
Impossible de retenir l’émotion, en feuilletant le livre. Sur une page, un petit bout de papier, qu’elle me montre, qu’elle caresse du bout de ses doigts fripés « Maman chéri ». « Aquí qu’è la paura Maman », elle dit pudiquement. Ses gestes sont presque brusques de tendresse, quand elle me donne le livre.
Elle dit « Quand je serai morte, je sais ce que ma fille va en faire, ça va partir à la déchetterie, je ne veux pas que Maman parte à la poubelle. Alavetz que li è dit, a Maman, oui, je lui ai parlé, bon… Que vas partir Maman, que t’en vas anar a Tolosa, e vas véder era vila. Je lui ai parlé, pour lui dire. Je préfère que vous l’ayez avec vous à la ville que de penser que ma fille va s’en débarrasser ».
Note du 8 mai 2019
Je viens d’acheter un autre livre de Dieuzaide, on ne se refait pas, un exemplaire sur les vallées d’Aure, du Louron, et de Bareilles que je connais de mieux en mieux depuis peu et je ne sais pas pourquoi, il était difficile à trouver. Je l’ai longuement regardé.
Je crois que c’est d’avoir sérieusement attaqué la photographie qui me plait, montagnarde, simple, presque évidente pour moi, je repense beaucoup ces derniers temps à cette rencontre. J’en fais beaucoup d’autres, des rencontres, je photographie de mieux en mieux il me semble, mais je n’en n’oublie aucune.
J’ai fait cette photo juste avant de commencer un reportage en vallée d’Aure, il y avait cette clarté incroyable du jour qui tombe et de la nuit qui se lève, l’air était glacé, j’aime beaucoup ces ambiances. Le village dans lequel je me trouvais était très beau, sans en faire trop comme maintenant les villages « typiques de montagne » qu’on voudrait faire vite visiter aux gens pressés et pas intéressés.
Je repense à tout ce que je vis maintenant, et j’ai eu envie de publier ce que j’ai écrit il y a plus d’un an.
*J’avais écrit ce titre parce qu’Éric, un de mes profs de Carcassonne, avait retrouvé dans les archives du Graph un mot personnel de Jean Dieuzaide lui-même.