Migration silencieuse
Il y a celles dont on parle aux news, avec le côté pompeux, le regard caméra tragique, les spécialistes qui blablatent pendant des heures sur des contextes politiques difficiles, des drames humains, des enfants qui devront subir une acculturation forcée, en plus d’essayer d’oublier certains probables traumatismes.
Il y a celles qui font les unes des journaux, répugnantes. Mais on a quand même besoin d’avoir une image en tête, choquante, qui reste quand on ferme les yeux. Pour entendre des drames humains, les mots ne suffisent plus.
Et puis il y a celles dont on ne parle pas, qu’on ne voit pas forcément, et dont on ne sait finalement que très peu de choses.
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Ça faisait des années que j’y pensais, il y a eu tellement de rencontres avec des « migrants silencieux ». Je n’ai jamais trouvé comment en parler.
Il y a très peu de temps, en classe, on nous demande de travailler en duo un portrait d’un camarade de promo. Le résultat sera un petit film de 2 ou 3 minutes. Daniel-Yannel me choisit, et pendant que je lui raconte la mienne, j’écoute ce qu’il ne dit pas de son histoire.
Il commence à me parler de ses souvenirs de jeunesse au Cameroun, des qualités des Africains, ou de leurs défauts « trop taiseux ». Des qualités des Occidentaux, de leur défauts. Du mélange qu’il est devenu, « mais assez jeune, ça c’est bien ». Une sorte de pioche, en soi : un peu de ci, pas de ça.
Je me rappelle qu’en début d’année, il a tenu à montrer son travail sur les migrants, en France, en Italie.
Daniel est arrivé en France quand il avait 15 ans, pour rejoindre sa mère. Une séparation avec l’Afrique comme un coup de lame, nette, le genre qui laisse quand même une plaie, et qui devient une cicatrice, discrète, mais bien présente.
Son histoire est celle d’une migration « en règle ». Comme tant d’autres. Invisibles et pourtant bien là, il n’y a rien à signaler aux douanes, pas besoin de se cacher, de vivre dans des bidonvilles, ou dans la rue. Le billet d’avion a été banalement payé, comme n’importe quel trajet. Pourtant, le choc est là. La douleur aigüe une fois qu’on matérialise. Le matin, se réveiller en Afrique et pour tous les autres soirs, dormir à Paris. Il faut réapprendre les codes, le regard des ados en classe, les manières de penser, les insultes même.
Je pense aussi à toutes ces communautés qui accueillent les enfants du pays pour des brillantes études, médecine, droit, architecture… et aux attentes des familles restées « là-bas ». À la puissance de la communauté, toujours facile de se loger n’importe où, il y a forcément quelqu’un qui connait quelqu’un, et aux fois où c’est difficile. Choisir d’autres options, quitter ce pour quoi on est envoyés. L’assumer, ou non. Repartir sans pouvoir vraiment rentrer, car cette société blanche n’est pas faite pour nous, et cette société noire, voudra-t-elle encore de nous ?
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Signe du destin (…?), le jour du tournage, problème de son. Sur les rushes, aucune parole, juste un sifflement. Une fois la colère passée, les nerfs dépelottés, tout fait sens.
Daniel sera le représentant de tous ceux que j’ai connus, rencontrés, qui sont des migrants dont on ne parle pas. Des parcours difficiles, des souffrances sans bruits, des migrations silencieuses.
Les Africains sont taiseux mais nous, Occidentaux, on est sourds. Ce n’est pas mieux.